Youssef Hindi à Madrid : Texte de son intervention « Géopolitique et messianisme »
Texte de l’intervention de Youssef Hindi lors de la conférence « Calbagar el Tigre » organisée à Madrid les 4, 5 et 6 novembre 2022 par Fides Ediciones.
Constantes géopolitiques, puissance terrestre et puissance maritime
Si la géopolitique est devenue à la fin du XIXe siècle une science, elle est une réalité depuis l’Antiquité. Depuis l’émergence de l’hégêmôn et de l’empire.
Les grandes stratégies géopolitiques qui ont cours aux époques moderne et contemporaine ont été théorisées et appliquées par des puissances antiques : division ethnique pour faire imploser l’État et régner, contention militaire dans les zones d’influence de l’ennemi, ont été mises en œuvre par Carthage, puissance maritime, contre Rome, tellurocratie, et aujourd’hui par les anglo-américains contre la Russie.
Depuis les temps anciens, l’antagonisme entre tellurocratie et thalassocratie est une constante qui trace les contours d’une dualité géopolitique, d’un rapport dialectique dont l’histoire du monde n’est pas sortie.
La mer, unie, indivisible, sans frontière, mouvante, porte toute puissance qui l’épouse vers le désir d’hégémonie sans limite. Une hégémonie commerciale, économique, politique et militaire.
Elle modifie l’état d’esprit du peuple, à commencer par ses élites dirigeantes. Elle les possède, au sens métaphysique du terme, et oriente leur pratique économique, politique et militaire vers l’indistinction. Le politique est alors guidé par l’intérêt économique, et le militaire devient l’outil du commerce, de telle façon qu’il modifie l’art, l’esprit et le droit de la guerre.
Par sa nature, la pratique de la guerre sur la terre ferme entre États et armées fait la distinction entre le militaire et le civil, entre l’avant et l’arrière, entre la zone de combat, en rase campagne, et la zone de « paix » où vivent les civiles. L’empire tellurique, qui cherche à s’étendre, et à instaurer une pax, a pour objectif politique l’adhésion des populations conquises, condition de la stabilité interne de l’empire sur la durée.
La thalassocratie, elle, utilise l’économie comme arme de guerre contre la population, par le blocus commercial jusqu’à la ruine et à la famine. À la liste des États ennemis sont même intégrés ceux qui entretiennent des relations commerciales avec le pays sous sanctions économiques. Car ils empêchent l’asphyxie complète de l’ennemi, pendant économique de la stratégie de la contention militaire. Ce type de guerre économique est parfaitement symbolisé par l’affrontement mythique entre le Léviathan, le monstre marin, et le Béhémoth, le monstre terrestre. Le premier tente de boucher avec ses nageoires la gueule et le nez du Béhémoth pour l’étouffer et l’affamer.
La thalassocratie ne distinguant pas l’avant et l’arrière, ni le militaire et l’économique, englobe toute la population de l’État adverse dans la catégorie de l’ennemi et mène une guerre sans limite : elle bombarde les civils, les sanctionne, les brûle au napalme ou au phosphore blanc et les atomise. Cette politique archétypale de la thalassocratie est suivie à la lettre par les anglo-américains.
La puissance maritime est, ce que j’appellerai un hégêmôn hors sol. C’est-à-dire un État dominant des nations et des peuples non intégrés à son « empire », à son territoire. Une séparation nette est tracée entre l’hégêmôn et les dominés ; c’est une sorte ségrégationnisme appliqué aux relations internationales. Cet hégêmôn est littéralement hors sol car les zones qu’il domine ne sont pas dans le prolongement terrestre de son propre État, il s’impose par voie maritime. L’Angleterre, comme les États-Unis, sont séparés par la mer des pays qu’ils dominent, et c’est par la mer, au sens propre, comme au figuré, qu’ils les attaquent et les menacent.
Aussi, il est difficile de distinguer les amis et les ennemis, les vassaux et les alliés des États-Unis. Quelqu’un peut-il affirmer que l’Ukraine, littéralement sacrifiée par les Américains, est leur amie ?
L’Allemagne, puissance dominante de l’Europe, est-elle l’alliée, la vassale, ou l’ennemie des États-Unis ? La destruction des gazoducs, et avec eux, de l’économie allemande, pourrait nous conduire à la conclusion que l’Allemagne est passée du statut de vassal occupé militairement à celui d’ennemi non déclaré des États-Unis.
De son côté, la Russie, puissance tellurique par excellence, a réussi à étendre son territoire, ou plutôt à reconstituer son empire, grâce à l’approbation des populations de Crimée, de Lougansk, de Donetsk, de Zaporijjia et de Kherson.
Ce sont deux modèles antagonistes, deux visions du monde, deux façons d’être au monde qui produisent des effets diamétralement opposés. On le voit nettement depuis le début de l’intervention russe en Ukraine. Le nombre de pays à travers le monde qui refusent de s’aligner sur les États-Unis et qui rejoignent le couple tellurocratique Russie/Chine, est la preuve que le système de domination international ségrégationniste est éphémère.
La géopolitique messianique
Au sortir de la Première, et plus encore de la Seconde Guerre mondiale, c’est l’esprit thalassocratique qui s’est imposé dans le domaine du droit international. Le droit public continental européen, qui, depuis les XVIe et XVIIe siècles mettait sur un plan d’égalité les belligérants, fut supplanté par un nouveau concept de guerre juste, qui n’est pas celui fondé sur un système théologico-politique, dont la garante était l’Église catholique, mais sur la loi des plus forts, la loi des « élus » de Dieu : les anglo-américains. Ces judéo-protestants se sont sentis justifiés, au sens religieux, après être sortis victorieux des deux guerres mondiales, à moindre coût.
Ce nouveau peuple élu auto-proclamé a imposé ce paradigme au monde – surtout depuis la chute de l’URSS – ainsi qu’une liste d’États et de peuples ennemis, diabolisés, exclus de l’humanité, que l’on peut ainsi écraser sous les bombes. C’est le fameux « nouvel ordre mondial » annoncé par George Herbert Walker Bush le 11 septembre 1990 quelques semaines après le début de la guerre du Golfe (2 août 1990 – 28 février 1991) dirigée par les Etats-Unis à la tête d’une coalition de 35 pays. C’était une démonstration de force signifiant qu’aucune puissance au monde ne pouvait désormais s’opposer à la domination et à l’empire étasunien. La guerre du Golfe était l’inauguration du nouvel ordre mondial, de la séquence d’unipolarisation qui vient de se terminer pour laisser place au monde multipolaire.
L’unipolarisation, qui est aujourd’hui un échec, est un messianisme géopolitique, dans sa variante judéo-protestante.
Au XVIe siècle, l’Angleterre adopte le calvinisme après sa rupture avec Rome et sa transformation en empire océanique. Le calvinisme, plus proche de l’esprit de la Bible hébraïque que des Evangiles, a ouvert au judaïsme les portes de Londres au XVIIe siècle. Une symbiose religieuse, politique, économique et messianique s’est opérée. Pour certains juifs, Londres était la nouvelle Jérusalem, le vaisseau amiral de la réalisation des promesses vétérotestamentaires de domination universelle que l’Angleterre fut la première a réaliser en se rendant maîtresse des océans.
Le judaïsme a enfanté l’Angleterre calviniste, et l’Angleterre calviniste est devenue la mère de l’Amérique messianique.
Les Pères Pèlerins se considéraient comme le nouveau peuple élu, l’Atlantique comme la Mer rouge, l’Amérique devenait la nouvelle terre promise, la nouvelle Jérusalem, et les autochtones, les Indiens, les populations de la Terre promise vouées à l’extermination comme dans le récit du livre de Josué.
Le concept théologico-politique américain de « destinée manifeste » est le nom du messianisme géopolitique judéo-protestant. L’idée que la nation américaine est au fond à la fois un peuple élu et un peuple Messie. Concept issue du judaïsme moderne, une innovation dans le messianisme juif survenue au XVIe siècle dans l’école lourianique et qui fait du peuple juif un Messie collectif qui n’est plus tenu d’attendre la venue du Machiach envoyé par Dieu pour apporter la Rédemption, la Restauration du monde et des juifs en Terre sainte ; mais un peuple juif devenu acteur et moteur de l’Histoire, qui retourne par lui-même sur la Terre promise et qui amène l’humanité dans les temps messianiques.
La « destinée manifeste » ne concerne, à partir des années 1840, que l’Amérique. C’est le projet d’expansion civilisationnelle vers l’Ouest – la colonisation de l’Ouest de l’Amérique par les anglo-saxons de l’Est.
Entre 1892 et 1898, l’Amérique est passée de l’état d’une puissance autarcique continentale à un État industriel et commercial maritime agressif. Elle renouait avec son arkhè, sa nature anglaise.
Et au XXe siècle la « destinée manifeste » des États-Unis devient un projet planétaire, l’instauration d’un hégêmôn messianique universel.
Au milieu du XXe siècle émerge la doctrine de l’« Exceptionnalisme américain », promu notamment par l’influent sociologue Talcott Parsons (1902-1979). Plus grand-chose ne sépare l’Amérique du peuple juif, si ce n’est les moyens de réaliser l’empire mondial.
C’est ainsi que l’on peut comprendre la nature du lien entre les États-Unis et Israël. Un lien théologico-politique, organique, historique et eschatologique.
La guerre eschatologique : l’Antéchrist contre le Katechon
Dès lors, la géopolitique mondiale, l’antagonisme entre terre et mer, l’opposition entre les États-Unis et la Russie, peuvent et doivent être interprétés par l’eschatologie. À plus forte raison quand les dirigeants de ces deux puissances tiennent des discours d’ordre religieux et en référence à la fin des temps.
Au lendemain de la chute de l’Union soviétique, les États-Unis pensaient en avoir terminé avec la Russie, car l’URSS était en définitive – surtout à partir de l’époque stalinienne – un accaparement communiste de l’Empire des tsars. Débarrassé de cet opposant géopolitique, les idéologues américains ont cru que c’était la fin de l’Histoire ; la laïcisation de l’idée d’avènement des temps messianiques succédant à l’effondrement de l’Histoire. Une ère nouvelle qui est à la fois une restauration de l’Eden perdu et l’instauration d’une utopie qui n’a jamais existé, et qui était, du point de vue américain, le libéralisme sous égide étasunien imposé sur chaque kilomètre carré de la planète.
Un libéralisme né en Angleterre, originellement philosophique, politique et économique, qui envahira la sphère sociétale. L’esprit thalassocratique finira par liquéfier jusqu’à la société elle-même et son noyau, la famille, avec l’idéologie LGBT tout droit sorti des cerveaux de théoriciens juifs et protestants du monde anglo-américain.
Cette société liquide promue par les puissances géopolitiques maritimes se voit confrontée à la résistance des tellurocraties, enracinées dans la tradition familiale ; et ce, malgré l’influence partielle mais importante, via la bourgeoisie, de ce libéralisme liquéfiant, totalitaire et englobant.
Il s’agit là d’une guerre eschatologique opposant une force du désordre, entropique, liquide, et une puissance géopolitique de la terre qui tente de maintenir l’ordre. La puissance thalassocratique totalitaire et libérale correspond en tout point à l’Antéchrist dans son rôle de destructeur de la création de Dieu. L’avènement de l’Antéchrist est retenue par une force que Saint Paul appelle dans son Épître aux Thessaloniciens le Katechon, et qui a été identifié par les Pères de l’Église comme étant Rome, l’Imperium Romanum et sa prolongation chrétienne.
Or, l’absorption géopolitique et idéologique de l’Europe continentale et chrétienne par les anglo-américains n’a été possible qu’après la disparition de l’Empire romain chrétien d’Europe. L’on peut estimer que le Saint-Empire romain germanique en a été la continuité jusqu’à sa disparition au début du XIXe siècle ; alors qu’il n’était plus que l’ombre de lui-même suite à la révolution protestante.
Mais il est communément admis que la seconde Rome était Byzance, dont l’héritière est, depuis le XVIe siècle, Moscou, la Troisième Rome. Je pense pour ma part qu’il peut y avoir plusieurs Katechon, plusieurs puissances maintenant un ordre, une stabilité et un équilibre dans le monde.
Après la parenthèse communiste, la renaissance de l’Empire russe orthodoxe dans ses anciennes frontières, peut être identifié comme un katechon géopolitique, c’est-à-dire la puissance historique qui empêche de facto, par sa seule existence, l’établissement d’un désordre mondial antichristique, autrement appelé l’empire américain judéo-protestant et libéral.
Notre séquence historique à tout d’eschatologique, en ce que la guerre actuelle est potentiellement nucléaire, définitive. Je parlais d’une dialectique historique opposant la terre et la mer depuis l’Antiquité. L’Histoire est peut-être une vaste dialectique où s’opposent les éléments, l’eau et la terre, le liquide et le solide, l’éphémère et le perenne, l’empire et l’hégêmôn, les civilisations moderne et traditionnelle, l’entropie et la néguentropie, les puissances antichristiques et les Katechon, l’Antéchrist et le Christ , Satan et Dieu.
Youssef Hindi
Très intéressant.
A noter que Hobbes donna le nom de Leviathan à son concept d’état, le Leviathan étant un monstre marin.
C’était évidemment une métaphore de la puissance maritime britannique.
Limpide comme souvent, M. Hindi…