L’ESCALADE OU LA MONTEE AUX EXTREMES DE LA VIOLENCE
Par Irnerio Seminatore
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Irnerio Seminatore est le président-Fondateur de l’institut Européen des Relations Internationales de Bruxelles (IERI). Professeur des Universités, Essayiste, Docteur en droit (It) et Docteur en sociologie (Fr), diplômé de l’institut d’Études européennes de Turin et de l’institut des Hautes Études du Fédéralisme du CIFE, il a enseigné à l’Université de Paris VIII, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) de Paris et à l’Istituto di Scienze Politiche Gioele Solari de l’Université de Turin. Rapporteur au Congrès mondial de sciences politiques à Paris (1985), à Washington (1988), au Parlement Européen de Bruxelles (2013), à la « Moscow International Security Conference » (de 2014 à 2019), à l’Académie Diplomatique de Tachkent (2010), à l’École Militaire de Paris (2013), à la Conférence sur la Sécurité de Berlin (2014) et à la conférence de Chisinau (2017et 2018).
Irnerio Seminatore est l’auteur de: « L’Europe, la Multipolarité et le Système International », 660 pages, chez VA Éditionshttps://www.va-editions.fr/l-europe-la-multipolarite-et-le-systeme-international-c2x40400448 et de « La Multipolarité au XXIème siècle », 586 pages, publié chez VA Éditions https://www.va-editions.fr/la-multipolarite-au-xxie-siecle-c2x36433756
TABLE DES MATIERES
La rupture du tabou nucléaire est-elle probable ?
L’escalade
Les scénarii du pire.
Frappes nucléaires, « centre de gravité » du combat, « citoyenneté » et unité du pouvoir
Sur les deux types de guerre, nationales-populaires ou de Cabinet, radicales et de compromis
Suffrage populaire et souveraineté, moyens de l’indépendance politique et enjeux de politique étrangère
Rupture du tabou nucléaire. Faible probabilité
La justice, la force et le droit
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La rupture du tabou nucléaire est-elle probable ?
Si l’escalade nucléaire tétanise l’Occident, va-t-on vraiment vers une montée aux extrêmes de la violence ? Un risque d’escalade est-il probable ? Dans « Penser la guerre. Clausewitz. L’Age européen » Raymond Aron relie l’escalade (la montée aux extrêmes de la violence), au concept de guerre et à la distinction entre la guerre absolue et la guerre réelle et il précise que si la guerre absolue implique l’ascension aux extrêmes, il ne manque pas de conflits qui se terminent par un renversement du vaincu (Zelenski ?) et une paix dictée par le vainqueur (Poutine ?), une paix de subordination reniée par l’Occident, sans aller jusqu’au bout des moyens, de l’énergie, de l’attaque ou de la défense. Aron ajoute plus bas (p.409), citant Clausewitz, « la guerre où l’un des belligérants sinon les deux, vise au renversement de l’ennemi (intention réciproque), se rapproche du modèle idéal (la guerre absolue), mais ils ne l’accomplissent pas. » La guerre conditionnée par la politique, (la guerre réelle) se contente d’objectifs limités et donc de la défensive avec un but limité. Il serait une erreur, que R.Aron attribue à André Glucksmann (dans son « Discours de la guerre, l’Herne, 1967) une erreur essentielle (pag.408), la combinaison entre le caractère politique de toute guerre (guerre réelle) et la réflexion sur la guerre (idéale, absolue, anhistorique) .
Ce type d’erreur est-il de même nature de la crainte actuelle des fauteurs de panique, qui argumentent au nom d’ « un droit international enfreint» ,d’une propagande de diversion et d’une hypothèse d’escalade, alors qu’il n’est question que d’enjeux politiques et stratégiques et de défaite ukrainienne possible? La guerre réelle, avec une fin (zweck) limitée et conventionnelle est illustrée per la situation conjoncturelle (relations Occident collectif/Otan) et surtout, par l’analyse historique (tripolarité diplomatique, Russie, Etats-Unis, Chine). En effet la guerre en Ukraine, guerre régionale aux répercussions mondiales, porte sur trois types de polarités ou d’oppositions (d’où sa complexité); l’opposition concernant la dialectique des forces au combat(niveau tactique),l’opposition concernant l’antinomie des intérêts et des buts de conflit, de type inter-étatique (niveau stratégique) et l’opposition d’intérêts et de visées systémiques, qui insère le conflit dans une relation diplomatique triangulaire (Russie, Etats-Unis, Chine), ou encore dans une dynamique multipolaire, civilisationnelle et géopolitique globales (Heartland, Rimland). Une escalade, surtout nucléaire, n’aurait de sens qu’en raison d’une menace existentielle à la personne nationale visée (Russie), ouvrirait la boîte de Pandore et aurait des conséquences aux trois niveaux de la polarité mentionnée.
L’escalade
L’escalade, comme figure de la stratégie qui vise à gravir les échelons militaires et diplomatiques (déclarations de Macron sur l’envoi hypothétique de troupes au sol en Ukraine, du 5 mars dernier), sous forme de menace ou d’intimidation, s’insère dans les différents moments d’une action militaire globale, articulée en une succession de phases, dont la résistance, la contre-attaque stratégique et le passage à l’offensive. En effet la défensive (adoptée par Zelenski), comme forme la plus forte de la guerre, vise à conserver l’espace, par une action qui repousse l’adversaire et à attendre le moment opportun (livraison d’armes et munitions), et celle -ci achèverait ces différents passages par une contre-offensive finale. Ainsi, au courant des différents moments de la défensive, la relation dynamique entre l’attaquant (russe) et le défenseur (ukrainien), laisse aux circonstances politiques et militaires (élections américaines, aide occidentale, intervention de l’Otan, combats sur le terrain) le soin de décider si la « victoire » des armes (conventionnelles), est au-dessous de l’objet auquel se rapporte la défensive (ukrainienne), au niveau tactique, stratégique et systémique. Cette interdépendance des niveaux constitue une inconnue complémentaire des calculs de rationalité d’un affrontement qui est à la fois réel et virtuel. Dans ce cas, le dilemme sur l’escalade nucléaire exige que l’acteur décisionnel (russe), soit sûr de sa propre supériorité et, au même temps, de la faiblesse morale et politique de l’ennemi. Pouvons-nous savoir d’avance dans quel camp se trouvent le sentiment de supériorité (Ukraine + Occident collectif) ou Russie ?), et la faiblesse morale et politique (EU et /ou USA ?).
De manière générale et compte tenu du fait que la Russie semble disposer de forces conventionnelles en nombre et en qualité pour de très nombreuses situations, l’emploi d’armes nucléaires, porteur de risques excessifs au regard des gains espérés, sert pour l’heure à Moscou, pour limiter les options (nucléaires), envisagées contre la Russie. La situation inverse (ou sanctuarisation défensive occidentale) n’interviendrait que pour exclure la défaite politico-stratégique de l’Ukraine et ne se manifeste que par l’exclusion de formes d’aide (forces spatiales antibalistiques, avions de 5ème génération, missiles Taurus), en mesure de contrer la maîtrise du ciel et de frapper en profondeur l’Etat russe. Ce type d’aide marquerait un seuil à ne pas franchir, une ligne rouge, qui préserve au même temps des deux côtés l’objet d’un dialogue diplomatique avec la Chine et les pays du Sud Global. L’adoption d’une posture « résolue » vis-à-vis d’une agressivité russe jugé bien réelle (position du président Macron) aurait pour fonction de contrer ou d’interdire toute dérive anti-occidentale intimidante.
Elle introduirait un nouveau concept, celui « d’escalader pour déscalader », autrement dit, promouvoir la montée aux extrêmes de la violence, au moins théoriquement, pour en amoindrir les coûts acceptables.
Les scénarii du pire.
Frappes nucléaires, « centre de gravité » du combat, « citoyenneté » et unité du pouvoir
Les hypothèses d’emploi d’une frappe nucléaire de la part de la Russie sont énoncées clairement dans la doctrine de défense de la Fédération russe de juin 2020 et se précisent en deux points :
– la réponse à une agression de la Russie et de ses alliés par des armes nucléaires
– la réponse à une agression conventionnelle de la Russie et de ses alliés, menaçant l’existence de l’Etat.
En dehors d’une attaque directe et existentielle, une frappe nucléaire semble improbable.
En l’état actuel du conflit (19 mars 2024) dans quel théâtre d’opérations se situe le « centre de gravité » du combat, comme représentation simplifiée de l’hostilité et dans quel camp décisionnel (Occident/Russie) le souci d’une paix négociée ?
Le déplacement du « centre de gravité » du conflit semble se diriger vers le Sud-Ouest de l’Ukraine autour d’Odessa et dans l’espace qui relie la Transnistrie à la Crimée, pendant qu’un sentiment de lassitude et de division, ainsi que de faiblesse morale et politique prend pied en Occident entre l’Europe de l’Ouest et les Etats-Unis et, entre les pays européens eux-mêmes, France et Pologne d’un côté et Allemagne, Autriche, Italie, Espagne de l’autre. Pas d’unité occidentale, ni d’unité de l’Otan et dans l’Otan. La France de Macron apparaît à l’adversaire, isolée, prenant les risques d’une escalade et d’une belligérance assumées, au nom d’une Europe qui n’existe pas, au plan de l’autonomie stratégique et de l’indépendance politique.
« En dynamique – a précisé le président – rien ne doit être exclu ». « De toute façon, dans l’année qui vient (2024 ou 2025 ?) je vais devoir envoyer des mecs à Odessa ! » Rien ne changera à l’issue de cette guerre, -mettent en garde ses opposants- et les troupes au sol, françaises et européennes, subiront le même sort que les unités ukrainiennes de la contre-offensive.
Sur les deux types de guerre, nationales-populaires ou de Cabinet, radicales et de compromis
Or, la polémique déclenchée par les déclarations de Macron, donne la mesure des changements intervenus au courant du conflit et de la conversion stratégique du président, qui apporte désormais « un soutien sans limites » à Zelenski, dans le but d’assurer la défaite de Moscou et de son révisionnisme guerrier. Cette transformation du Chef d’Etat en Chef de guerre, fait de la guerre elle-même une diplomatie violente interdisant toute négociation, puisque le conflit fait obstacle à l’intérêt commun des deux camps de suspendre les hostilités et de négocier (« le plus fort ne l’étant pas assez (immédiatement) pour surmonter la supériorité de la défensive »/ Zelenski). L’autre risque de la position de Macron, est une erreur par excès, qui consiste à poursuivre une guerre d’usure, sans que l’enjeu revendiqué la justifie ( cet enjeu se traduisant en une paix de compromis et en une sécurité européenne inclusive) L’ opération militaire spéciale et l’ampleur qu’elle a assumée depuis, rappellent que la finalité du conflit (zweck), n’était pas la même pour les deux belligérants et qu’elle était « limitée » pour Moscou et « inconditionnelle» pour l’Occident collectif. D’où l’objectif de l’Ouest d’annihiler l’intention hostile de l’ennemi pour des raisons politiques. Ainsi la conception de la guerre et les relations européennes et internationales chez Macron et, en soubordre, chez Scholz et Tusk, appartiennent au type des guerres d’ancien régime et des monarchies de droit divin, plus qu’au type des guerres nationales populaires nées de la Révolution française. « Guerres de Cabinet, au milieu des peuples indifférents (et hostiles) et non guerres nationales (ou patriotiques) avec affrontement des peuples ». Les premières se terminent par une négociation, alors que les affrontements entre peuples sont plus souvent dictés par le vainqueur. C’est la finalité politique (Zweck) – d’abattre l’ennemi pour dicter la paix, ou se contenter d’un avantage militaire limité pour négocier la paix, qui distingue les deux espèces de guerres. C’est aussi l’importance décisive de l’unité du peuple qui accorde son soutien au Chef de l’Etat conférant une signification différente et au fond opposée, au suffrage universel dans les deux camps, en Russie et à l’Ouest. Acte de citoyenneté et de souveraineté ou désertion croissante des votants ? La participation du peuple aux affaires publiques, envisagée comme expression de la puissance nationale sert, en Russie, à maintenir l’unité nationale, la stabilité du pouvoir et l’assentiment général. Elle est interprétée comme un plébiscite au Chef de l’Etat et une limite à l’importance du parlement (la Douma) et des institutions représentatives de modèle démocratique. Ici, la sécurité de l’Etat exige l’adhésion du peuple au régime établi. En Occident la citoyenneté est affaiblie par un vote résigné, une abstention électorale croissante et une apathie politique diffuse. Malgré toutes les dérives concevables, la citoyenneté française et européenne rejette l’idée de Macron d’une guerre « sans limites », soit comme message politique que comme message stratégique. C’est le rejet de la crainte, de l’escalade nucléaire et des élites au pouvoir !
Suffrage populaire et souveraineté, moyens de l’indépendance politique et enjeux de politique étrangère
Or, le risque de l’escalade découle de deux facteurs principaux, dont l’un est politique et l’autre militaire. On pourrait le simplifier ainsi, l’adhésion du peuple au régime établi et donc le primat de la politique intérieure comme condition de toute défense et de toute sécurité est envisagé avant tout, sinon exclusivement, comme « moyen » de l’indépendance et de la « puissance nationale » dans l’opinion russe et, de ce fait, comme primauté de la politique étrangère de l’Etat dans le monde. L’idée principale qui sert de rassemblement et de fondement à la collectivité nationale est que le suffrage serve comme défense et comme sécurité élargie contre l’ennemi extérieur et guère comme copie imparfaite et truquée du suffrage occidental. En Russie ce suffrage a eu une valeur confirmative et fondatrice, celle d’une investiture nationale et d’un mandat consulaire pour l’unité du Chef et du peuple et donc indirectement d’une paix plus solide, comme issue de l’opération militaire spéciale en Ukraine et des compromis et négociations futures avec le futur élu de l’Amérique
Dans la logique de Macron, l’issue de la guerre en Ukraine s’exprime par l’impossibilité déclarée de lier la paix à une logique de compromis et à la défaite militaire probable du régime de Zelenski, autrement dit à l’acceptation d’une guerre du Prince et de Cabinet et d’une belligérance sans limites, en hommes et en ressources militaires et financières, à la charge de l’UE. La haine et l’hostilité déterminent la politique intérieure, française et européenne, sans aucune proportionnalité entre le coût et les enjeux et le suffrage ne dirige guère une volonté, ni populaire ni représentative (ou présidentielle), car la fracture sociale, raciale et politique et la psychopathie du décideur ont remplacé totalement le sens ancien du mot « démocratie », soit elle impériale, et s’appuient sur un vide de confiance et de pouvoir sans précédents.
Il reste la peur ! La peur de l’inconnu nucléaire, l’arme de la dissuasion et de la non-guerre !
Rupture du tabou nucléaire. Faible probabilité
L’évolution du conflit sur le terrain nous permet d’hypothiser une situation qui départagerait l’ensemble de l’espace d’affrontement en deux théâtres, à l’engagement politico-militaire inégal et à la valeur stratégique sensiblement asymétrique, celui des pays baltes au Nord et de la zone d’Odessa – Transnistrie au Sud. L’espérance de gain politico stratégique rend théoriquement plus appétible pour la Russie, en termes de succès escompté, la zone Sud pour une manœuvre d’enveloppement qui opérerait la jonction de l’armée russe de Transnistrie à l’armée de Crimée, occupant Odessa et avançant vers le Nord .Un débarquement aéronaval derrière les lignes ukrainienne prendrait à revers les défenseurs et compléterait la jonction d’occupation .La difficulté de la manœuvre et de l’effort de guerre compenserait de loin la valeur symbolique de la conquête et influencerait puissamment le théâtre baltique, où la menace d’invasion russe, positionnée en posture d’observation armée pour tenir engagées les forces occidentales sur la défensive, pourrait produire une déstabilisation interne de ces pays autour du corridor Kaliningrad – Pologne. L’offensive du Sud interdira l’accès à la mer Noire à l’Ukraine, perturbant les exportations des produits alimentaires vers le Sud Global (Afrique, Amérique Latine, Proche Orient). Cette manœuvre (théorique) départagerait l’affrontement en deux postures, offensive ou d’anéantissement en bordure de la Mer Noire, fragilisant au même temps la Moldavie (hors de l’Otan) et d’observation armée ou sans décision immédiate, dans le théâtre baltique dans son ensemble. Deux espèces de guerre pour un même affrontement ! Est-il celui-ci le scénario d’envoi des troupes au sol par Macron ? Dans cette hypothèse, d’anéantissement au sud et d’usure sur toute la ligne de front actuelle, la rupture du tabou nucléaire et l’utilisation éventuelle d’armes nucléaires de la part de la Russie serait improbable ou, en revanche, praticable au plan tactique, au cœur de l’Ukraine en cas de percée occidentale au centre, ou encore au cœur de la mer d’Azov et, en pleine mer Noire, entre la Crimée et la côte roumaine. Le caractère périlleux de ce type d’exercice est évident, puisque des moments propices à la négociation seraient saisis par les deux parties dans le but de pacifier le conflit par un accord ou pour geler indéfiniment la situation. Sans atténuer l’antinomie de l’opposition armée nous ne pourrions pas régler le problème selon justice (un mot trompeur et imprudent) ou selon raison (intérêts bien compris).
La justice, la force et le droit
Les seules propositions incontestables sont d’école réaliste et font référence au passé et à la philosophie de l’histoire. Pas de place pour les illusions, défaitistes ou fatalistes. « Nul grand Etat ne s’est constitué sans recourir à la contrainte, sans absorber des communautés étroites. Si l’usage de la force est coupable absolument, tous les Etats sont marqués par une sorte de péché originel. Dès lors, sans ignorer les horreurs de la guerre, celui qui veut comprendre l’histoire ne doit pas s’en tenir à l’antinomie de la force et des normes juridiques (R.Aron cité par A. Philonenko, p.592 de « Paix et guerre entre les nations »), ni à l’antinomie entre politique et morale, ni encore aux cris irrésistibles et douloureux : « l’humanité ne veut plus de guerre ! » Nos dirigeants ont déjà vu comment la formation et la défense des Etats supposent l’emploi de la force et comment les concessions faites aux illusions et aux utopies ont pu déblayer le sol sur lequel devait s’édifier l’édifice majestueux de la morale et du droit.
Bruxelles le 20 mars 2024